Claire Gibault est l'une des premières femmes chef d'orchestre au monde. Elle a dirigé dans les plus grandes salles de concerts et d'opéras, de Washington à Londres en passant par la Scala de Milan. Signe particulier : humaniste dans l'âme, elle se bat au quotidien pour une société plus juste.
Lorsqu'en 1995, vous montez sur la scène de La Scala de Milan, vous devenez la première femme à diriger un orchestre dans ce lieu mythique. Vous, la jeune française originaire du Mans, issue d'un milieu modeste. Que ressentez-vous à cet instant précis ?
Rien ! (rires). Je suis tellement concentrée sur l'efficacité technique que je ne m'analyse pas. Je suis dans mon travail, complètement dedans. Même si, à ce moment précis, il y a en effet cette grande première pour une femme, je ne mets pas ce poids sur mes épaules. L'histoire s'écrit après.
Femme et chef d'orchestre dans un milieu masculin réputé machiste, cela n'a pas du être simple ?
Dès le début et tout au long de mon parcours, on m'a découragé de prendre cette voie. Il a fllu que je sois obstinée, tenace pour suivre des études musicales et entrer dans la profession. Certains hommes ont eu du mal à accepter qu'un métier comme celui-ci, dans lequel il y a de l'autorité, du pouvoir, une forme de domination sur un groupe, soit exercé par une femme. J'ai rencontré tellement de résistance ! Même dans les moments les plus joyeux, les plus épanouissants, il y avait toujours quelque chose ou quelqu'un pour me renvoyer au fait que j'étais une femme dans un univers masculun, une intruse.
Est-ce que, paradoxalement, sans cette adversité, vous auriez connu la même réussite professionnelle ?
Les épreuves nous transcendent, elles nous obligent à nous remettre en question, à davantage comprendre et écouter les autres. Dans mon cas, ce fut de savoir pourquoi la relation humaine ne marchait pas comme je le souhaitais... Ceci dit, les épreuves sont intéressantes si vous pensez que la solution est en vous. Si vous considérez que c'est la faute des autres, vous ne vous en sortirez jamais. Il ne faut pas non plus que ces difficultés prennent toute votre énergie, au détriment du plaisir que vous avez à faire votre métier.
Vous n'avez pas rencontré que des difficultés, loin de là. Il y a des très grands moments, come la direction de Pelléas et Melisande à Covent Garden ou encore Cosi fan tutte à l'Opéra North...
Oui, il y a eu des moments merveilleux où ça marchait tout seul et où je ne récoltais, pour ainsi dire, que le bonheur et la joie immense de diriger un grand orchestre. Mais le chemin a été long avant d'arriver à de telles satisfactions. Mes débuts ont été compliqués : je manquais d'expérience, d'assurance, de psychologie. J'avais été une adolescente mutique, avec la musique pour seul langage. Avant la tension nerveuse. Je me souviens avoir traversé la fosse les larmes aux yeux... Mes relations avec les musiciens étaient tendues. Elles se sont apaisées avec le temps, transformées positivement. Elles sont aujourd'hui formidables. Avec le Paris Mozart Orchestra, j'ai maintenant mon propre orchestre dans lequel les meilleurs musiciens demandent à venir jouer avec moi. C'est une belle récompense.
Revenons à vos difficultés des débuts, vous évoquiez des relations tendues abec les musiciens ? Comment les avez-vous gérées ?
Lorsque vous êtres, comme ce fut mon cas, au Conservatoire, pour apprendre la direction d'orchestre, vous travaillez avant tout la technique, sur ce qui permet d'atteindre une perfection artistique. Mais on ne vous apprend pas l'art de communiquer, d'être à l'écoute, d'avoir le goût des autres. Pour moi qui était introvertie, peu communicative, cela a été d'autant plus compliqué. J'ai dû apprendre, sur le terrain, en payant le prix fort.
Ce fut un apprentissage si douloureux ?
Oui. Quand on fait ce métier, on a envie d'être aimée. Pour que les musiciens jouent bien, il faut qu'ils vous aiment. S'ils ne vous aiment pas, ils jouent moins bien où ils résistent et le concert n'est pas ce que vous souhaiteriez. Donc c'est extremement douloureux à vivre quand "ça ne fonctionne pas". Au fond, le fait de ne pas avoir de modèle féminin - j'étais la seule chef d'orchestre ) ce niveau - ne m'a pas aidée à trouver facilement mes repères, mon identité propre. Cela m'empêchait d'exprimer naturellement mon autorité. J'ai dû faire mon chemin seule... J'ai aussi fait des rencontres spirituelles, comme celle avec un moine orthodoxe, le père Syméon, à qui je dois ma conversion à la foi orthodoxe. Il m'a aidée à changer ma façon de voir la musique et d'envisager ma carrière.
Quel regard portez-vous sur notre époque, et cette crise que nous traversons ?
Je ressens fortement l'envie qu'ont les jeunes de conner un sens à leur vie. Ils ont besoin de guides qui les conseillent sans les diriger, qui leur donnent des explications. Je me rends compte avec émotion, en les rencontrant lors de nos concerts, qu'ils sont en attente d'être aidés humainement. Nous vivons dans une société injuste. Dans les quartiers difficiles dans lesquels nous jouons, les gosses me demandent pourquoi il n'y a pas de musiciens noirs ou arabes dansles orchestres. Nos parents nous ont éveillés aux disciplines artistiques et ces jeunes-là n'ont pas cette chance. Qui la leur donnera ? La musique est une réponse. Lorsqu'on a une vraie passion, on est moins à la marge. On extériorise davantage, on s'oblige à partager. On apprend le plaisir du travail collectif. La société actuelle est très dure car elle empêche l'audace. La crise contrecarre les rêves. In ne faut pas pour autant baisser les bras.
Qu'est ce qui vous rend heureuse ?
Le fait de partager, c'est un bonheur. Je suis allée récemment voir les détenus de la prison de Fresnes, leur parler du concert que nous allions faire là-bas, pour eux, avec eux... Échanger avec eux, c'est important.. Vous savez, au moment du final de La Flûte enchantée de Mozart, Pamina et Tamino unissent leur voix et chantent : "Par la force de la musique, nous traverseront joyeux la sombre nuit des épreuves". Tout est là.
Source : Bonheur(s)